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Couper

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La coupure, avec les notions qu’elle recĂšle – l’incision, la blessure la sĂ©paration – Ă©voque en premier lieu une multitude d’images violentes et douloureuses. Elle comporte pourtant une ambivalence – entre destruction et crĂ©ation – fĂ©conde en interprĂ©tations.

À travers divers exemples empruntĂ©s Ă  l’archĂ©ologie, la viticulture, la psychologie, le collage, le montage cinĂ©matographique et grĂące Ă  de prĂ©cieux Ă©changes avec celles et ceux qui coupent, cet article explore les symboliques de ce geste technique comme un trait d’union entre finitude et commencement : « La coupure n’est pas une fin en soi, mais le point de dĂ©part de nouveaux agencements, de nouvelles lignes de fuite. Elle ouvre des possibilitĂ©s d’invention et de crĂ©ation insoupçonnĂ©es. »

Les objets tranchants suscitent une multitude d’images sombres. Un climat de violence, nourri par les affrontements mortels, les mutilations, les guerres, les dĂ©capitations et les rites sacrificiels auxquels la coupure nette et dĂ©finitive confĂšre une place de choix. Dans les rĂ©cits, on coupe pour blesser et tuer, les lames acĂ©rĂ©es expriment la survie de l’ĂȘtre humain et la profondeur de sa violence. Mais « nous l’avons entendue cette histoire, nous avons tous entendu parler des bĂątons, des lances et des Ă©pĂ©es, de tous ces instruments avec lesquels on frappe, on perce et on cogne, de ces choses longues et dures. »
Explorations, guerres, aventures, la coupure accompagne le dĂ©sir d’agir, certes Ă  travers l’expression d’une violence instinctive mais aussi d’une puissante Ă©nergie crĂ©atrice. Les objets coupants ne se limitent pas aux armes : ils font aussi partie de nos outils les plus anciens. Des premiers silex aux haches prolongeant le bras du bĂ»cheron, ils ouvrent des chemins Ă  travers les forĂȘts les plus denses, dĂ©coupent, tranchent, taillent et transforment les matiĂšres premiĂšres qui agencent le monde. La coupure est le point de dĂ©part de l’intervention de l’humain dans son entreprise de transformation des espaces qu’il habite. De l’échelle planĂ©taire aux objets les plus petits, couper participe de l’assemblage des formes qui construisent le paysage matĂ©riel que nous connaissons. VĂ©gĂ©taux, habitations, mobiliers, aliments, livres, vĂȘtements
 Le monde est rempli de coupures ayant permis sa composition. MĂ©tamorphosant l’arbre en Ă©nergie, la surface tissĂ©e en vĂȘtement : couper est un geste de transformation du rĂ©el.

DĂ©sir d’agir et de comprendre. L’ĂȘtre humain coupe dans la chair du monde pour rĂ©vĂ©ler l’invisible. Fondamentale dans de nombreuses connaissances scientifiques, des coupes gĂ©ologiques aux dĂ©couvertes anatomiques, l’incision d’un corps permet de pĂ©nĂ©trer le monde Ă©pais de la matiĂšre pour y dĂ©couvrir ses mystĂšres et le laisser voir.

Dans l’atelier de l’archĂ©ologue Sabrina Save, les blocs de terre prĂ©levĂ©s des sites archĂ©ologiques aux quatre coins du monde s’accumulent. C’est elle, dans son atelier, qui est chargĂ©e de transformer les Ă©chantillons de terre en lames minces microscopiques pour les envoyer aux laboratoires universitaires Ă  fin d’analyse. Leur prĂ©paration consiste Ă  plonger les fragments de terre dans des blocs de rĂ©sine qu’elle coupe, redĂ©coupe et affine. Pour ĂȘtre observables, la lumiĂšre doit pouvoir traverser les sections de roche : ces lames doivent ĂȘtre aussi fines qu’un cheveu. Couper permet ici de dissĂ©quer les strates et de les interprĂ©ter pour reconstituer le passĂ© gĂ©ologique. La coupure est un acte de rĂ©vĂ©lation qui ouvre sur l’inconnu et inaugure un voyage dans le temps.

Chaque praticien entretient un rapport singulier Ă  ce geste. PrĂ©cise et dĂ©finitive, la coupure semble reposer sur un Ă©quilibre tĂ©nu entre instinct, expĂ©rience et connaissance. TĂ©moignant d’une intention, elle est l’expression d’un choix qui requiert un niveau de concentration aigu, traduisant dans la matiĂšre les dĂ©cisions prises par les mains de l’artisan. Cette prĂ©cision exige une Ă©tude prĂ©alable du matĂ©riau. Jamais le chirurgien n’enfonce son scalpel sans avoir Ă©tudiĂ© le corps humain et rĂ©pĂ©tĂ© ses mouvements : il dispose de quelques secondes pour effectuer le bon geste. Le maĂźtre charpentier ne coupe pas son bois sans en avoir observĂ© les veines ; en cuisine, le dĂ©coupage des aliments Ă  des Ă©paisseurs variĂ©es se rĂ©percute sur la cuisson et la saveur.

La dĂ©coupe est parfois une question de vie ou de mort. Au Japon, le fugu, poisson fin et dĂ©licat, se rĂ©vĂšle mortel s’il est mal dĂ©coupĂ©. Renfermant dans certaines de ses parties un poison sans antidote, seuls les maĂźtres sushis les plus expĂ©rimentĂ©s sont autorisĂ©s Ă  le prĂ©parer et le servir. À celui qui sait voir, toucher, Ă©couter et apprendre, et quel que soit son domaine d’application, la coupure semble relever d’un savoir-faire mĂ©ticuleux alliant la matiĂšre et l’attention.

Dans son rapport au vivant, elle se situe au creux d’une contradiction : entre blessure et soin. Autant responsable de sa destruction (dĂ©vastation des sols, chasse, dĂ©forestation) qu’à l’origine des gestes de culture et de rĂ©colte, la taille, geste de coupe, est prĂ©sentĂ©e par le jardinier comme une destruction du vĂ©gĂ©tal nĂ©cessaire Ă  sa croissance et Ă  sa longĂ©vitĂ©.

Sur les plateaux de Blu en Champagne, Nathalie est viticultrice, elle me parle du travail de la vigne. Son hiver commence par la tĂąche fastidieuse de la taille qui durera plusieurs mois. « On attend l’hiver pour que la sĂšve soit descendue dans le pied pour Ă©viter de l’abĂźmer. On coupe juste au-dessus du dernier bourgeon. C’est comme une blessure, oui, mais qui permet que la vigne reparte. » Lorsque le printemps arrive, la sĂšve remonte : on dit que la vigne pleure. « Si on coupait Ă  ce moment-lĂ , il serait impossible de l’arrĂȘter. » Puis l’étĂ© passe, le raisin alourdit la vigne. Au moment de la vendange, Nathalie soulage la vigne en la dĂ©lestant de son poids. Couper accompagne le cycle de la rĂ©gĂ©nĂ©rescence et souligne la force vitale qui anime le vivant.

La coupure semble Ă©galement rythmer le cycle de la vie humaine Ă  commencer par la premiĂšre coupure qui Ă©mancipe du ventre de la mĂšre, Ă  l’heure de la naissance ; l’existence se ponctue ensuite de nombreuses coupures aussi tangibles que symboliques : corporelle, psychologique, Ă©mancipation, lien distendu, libĂ©ration, perte. Dans la mythologie grecque, les ciseaux symboliques d’Atropos, la troisiĂšme sƓur des Parques (triade responsable de l’ordre du monde et des destins humains), marquent le dĂ©compte des jours et tranchent le fil des vies.
En psychologie, la coupure est prĂ©sentĂ©e comme fondamentale pour le dĂ©veloppement psychique de chacun. Freud souligne que c’est grĂące Ă  cette coupure imaginaire tracĂ©e entre l’autre et soi, Ă  commencer par l’enfant et sa mĂšre, que chaque individu obtient l’espace de dĂ©sir nĂ©cessaire pour pouvoir habiter sa propre subjectivitĂ© et exister.

La coupure semble instaurer de l’ordre dans la psychĂ© humaine. Avec elle, il y a un avant et un aprĂšs. Elle augure un changement de statut, le passage d’un Ă©tat Ă  un autre. Elle accompagne ainsi un grand nombre de rituels qui marquent diffĂ©rentes Ă©tapes de la vie individuelle et collective. Sur ce geste tangible s’accrochent, selon les cultures, de nombreux symboles et significations. Se couper les cheveux, par exemple, joue un rĂŽle important dans les processus initiatiques et les transitions. De la coupe Ă  la garçonne, coĂŻncidant aux mouvements fĂ©ministes, aux longs cheveux tressĂ©s coupĂ©s en signe de deuil dans certaines tribus amĂ©rindiennes, les cheveux, sensuels et magnĂ©tiques, se coupent pour exprimer le chagrin ou la sĂ©paration d’un groupe. La dĂ©coupe du gĂąteau de mariage, issue d’une tradition romaine oĂč la mariĂ©e tranchait le pain Ă  l’aide de l’épĂ©e et des mains de son mari posĂ©es sur les siennes, assure un mariage heureux et scelle la nouvelle union. Des rubans d’inauguration sĂ©parĂ©s d’un coup de ciseaux aux partages alimentaires renforçant les liens communautaires, la coupure marque la destruction symbolique de ce qui a Ă©tĂ©, libĂšre une chose d’une autre, et ouvre de nouveaux chapitres. Elle se tient en arriĂšre-plan des transformations sociales, participant Ă  l’établissement d’une certaine structure et cohĂ©rence du monde.

Chez les artistes plasticiens qui pratiquent le collage, la coupure est paradoxalement en premier lieu un geste de collecte et de conservation. Il s’agit d’aller prĂ©lever dans « un monde construit par d’autres » ce que l’on souhaite en prĂ©server. Les chutes de magazines – des fragments de textures et des images dĂ©coupĂ©es – sont alors sĂ©parĂ©es et dĂ©tachĂ©es de leur contexte original. De cette maniĂšre, ces Ă©lĂ©ments disparates deviennent autonomes, libĂ©rĂ©s de leur sens premier, pouvant ainsi ĂȘtre rĂ©agencĂ©s dans de nouvelles compositions. Dans le collage, c’est au moyen de cette destruction des signes que l’on en construit de nouveaux. Le dĂ©tachement qu’occasionne la coupure se tient au cƓur du principe de rĂ©agencement et de l’acuitĂ© de la conscience Ă  limiter, libĂ©rer, arbitrer et trancher dans le vif.

Dans la pratique du montage au cinĂ©ma, la monteuse, chasseuse d’émotions, parcourt les rushs Ă  la recherche des instants Ă  conserver. « En gĂ©nĂ©ral, les premiĂšres coupes sont les plus instinctives. Je choisis sans trop rĂ©flĂ©chir. Je sĂ©lectionne ce que je ressens comme le plus percutant et Ă©motionnel, ce qui apparaĂźt Ă©vident et sĂ©duisant au premier regard. » Qu’il s’agisse du geste manuel et tactile de la « coupe aux marques », dĂ©cisive, rĂ©alisĂ©e Ă  l’origine sur pellicule marquĂ©e de numĂ©ros blancs, ou de la coupure aujourd’hui numĂ©rique, le geste est le mĂȘme et il ne se rĂ©sume pas Ă  une simple rĂ©duction des scĂšnes. La coupure sĂ©pare, scande un flux d’images pour rythmer, inventer et ultimement raconter. En montage, couper c’est trancher dans ce qui est enchevĂȘtrĂ© et superflu pour construire le rĂ©cit jusqu’à atteindre son essence. Ce sont sur ses coupures que repose la derniĂšre Ă©criture du film. Certains monteurs cherchent Ă  les rendre invisibles « pour chercher Ă  susciter, par le montage, la sensation du plan sĂ©quence, souvent considĂ©rĂ© comme l’art absolu du langage cinĂ©matographique ». D’autres jouent sur les respirations dans le but de surprendre le spectateur, s’amusant du phĂ©nomĂšne d’association d’idĂ©es. « CaptivĂ© par l’histoire, Ă©mu par les personnages, le spectateur ne se rend pas compte des coupes. Son cerveau recrĂ©e Ă  toute vitesse les images manquantes entre un plan et le suivant. » C’est de la forme de ces coupures qu’émerge le sens du film.

Sans pauses, le rĂ©el ne serait d’ailleurs qu’un flux constant de choses qui Ă©chapperaient Ă  notre comprĂ©hension. C’est Walter Murch, le monteur de Francis Ford Coppola, qui, dans son ouvrage En un clin d’Ɠil, interroge la correspondance du montage avec l’action de cligner des yeux. Il dĂ©couvre que nous clignons des yeux Ă  la fois pour des raisons physiologiques, Ă  savoir « humidifier la surface de l’Ɠil », et pour remplir une fonction psychologique. Car le visible – comme l’audible ou le lisible – doit ĂȘtre ponctuĂ© : « Nous clignons des yeux pour sĂ©parer, il nous est nĂ©cessaire de donner un aspect discontinu Ă  la rĂ©alitĂ© visuelle, sans quoi la rĂ©alitĂ© perçue ressemblerait Ă  un flux constant et incomprĂ©hensible de lettres sans sĂ©paration de mots ni ponctuation. »

La coupure semble accorder un rĂ©pit, ouvrir un espace de respiration. Les cĂ©lĂšbres toiles lacĂ©rĂ©es de l’artiste Lucio Fontana sensibilisent sur l’implication conceptuelle de la coupure. Pour lui, la coupure ne relĂšve pas d’une destruction mais d’une exploration spatiale. C’est un acte de rĂ©vĂ©lation. Par ses cĂ©lĂšbres slashs (coupures), il souhaite percer la surface de la toile pour accĂ©der Ă  l’espace qui se trouve au-delĂ . FascinĂ© par le vide, Lucio Fontana coupe pour ouvrir une voie vers l’infini.

Sur les terres glacĂ©es du Groenland, la coupure ouvre aussi un passage. Il existait chez les Inuits, avant l’évangĂ©lisation du pays, une pratique de la coupure particuliĂšre. Il Ă©tait coutume dans les rituels funĂ©raires d’utiliser une peau d’animal, gĂ©nĂ©ralement de phoque, comme linceul. On y rĂ©alisait, en son centre, une petite entaille. Cette incision, Ă©galement prĂ©sente sur les vĂȘtements cĂ©rĂ©moniels du chaman, permettait Ă  l’ñme du dĂ©funt (anirniq = souffle) de passer du monde des vivants Ă  celui des morts, et au chaman de traverser le monde rĂ©el vers le monde magique.

Il y a dans la coupure une beautĂ© infinie. Blessure, respiration, Ă©ventrement, elle porte en elle les sensations d’une douleur aiguĂ« et semble pourtant fondamentale Ă  la composition du monde. Elle marque un arrĂȘt dans le flux infini de ce qui le compose, permettant de lui donner forme, ordre, rythme, ouvrant un espace illimitĂ© pour l’imagination et permettant d’infinies mises en relation. Une destruction nĂ©cessaire Ă  la crĂ©ation.

1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, 1980.
2. Ursula Le Guin, La théorie de la fiction panier, 1986.
3. Le livre des symboles: réflexions sur des images archétypales, Taschen, 2011.
4. Rebeka Elizegi et Blanca Ortiga, Collage by Women: 50 Essential Contemporary Artists, Promopress, 2019.
5. Blanca Ortiga, « Wiping out Semantic Horizons », in Collage by Women: 50 Essential Contemporary Artists, éd. Rebeka Elizegi, Blanca Ortiga.
6. Noëlle Boisson, La Sagesse de la Monteuse de Film, éditions du 81, 2019.
7. Noëlle Boisson, op.cit.
8. Isabelle Manquillet. ConfĂ©rence « Les femmes dans l’histoire des mĂ©tiers du cinĂ©ma français : focus sur les monteuses ». 5 mars 2024 Ă  la BibliothĂšque du cinĂ©ma François Truffaut.
9. Noëlle Boisson, ibid., p. 73
10. Noëlle Boisson, op.cit., p. 72
11. Peter Szendy, Article Tribune. « La troisiÚme paupiÚre », Libération. https://www.liberation.fr/debats/2016/06/06/la-troisieme-paupiere_1457675/
12. Propos recueillis auprĂšs de l’artiste Jenna KaĂ«s dans le cadre de sa rĂ©sidence Hors Pistes au Groenland en 2017.
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Published in: Tools Magazine, To Cut.
Translation: Maggie Oran.
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