













Dans la langue française par exemple, texte et textile partagent la mĂȘme Ă©tymologie: tisser vient du latin texere qui signifie tresser, tisser mais aussi tramer, Ă©crire et raconter. En anglais, to weave vient de wefan et signifie tisser, inventer, combiner et disposer. Ces Ă©tymologies soulignent deux aspects essentiels pour comprendre ce que reprĂ©sente aujourdâhui cette technique dans nos civilisations: un geste dâĂ©criture et une logique combinatoire. Aujourdâhui, certains vont mĂȘme jusquâĂ considĂ©rer que le tissage est Ă lâorigine de lâinformatique. Sur quoi repose cette hypothĂšse et surtout que nous apprend-elle de ce savoir-faire ?Â
Commençons par son geste technique: lâentrecroisement de fils Ă angle droit. Ă la diffĂ©rence de la vannerie, le nombre de fils nĂ©cessaires Ă la confection dâun tissu accompagne le dĂ©veloppement dâoutils pour les soulever par nappes et les mettre en tension. En levant certains des fils verticaux, appelĂ©s « la chaĂźne», on introduit horizontalement un autre fil: la trame. Tous les textiles tissĂ©s, mĂȘme les plus complexes, sont dĂ©veloppĂ©s Ă partir de ce principe. La structure dâun tissu repose exclusivement sur ce jeu dâentrecroisement, Ă savoir quels fils de chaĂźne se lĂšvent (ou non) pour faire passer la trame: cela sâappelle « lâarmure du tissu».Â

Lâarmure, câest lâarchitecture du tissu, celle qui donne les rĂšgles dâentrecroisement de fils, lâordre des sĂ©quences qui vont constituer fil Ă fil le motif. Câest par la rencontre entre lâarchitecture du tissu et les fibres utilisĂ©es que lâon peut jouer avec les propriĂ©tĂ©s mĂ©caniques et esthĂ©tiques du tissu. Il existe «un nombre infini dâeffets de construction propres Ă produire de nouveaux tissus1 ».Â
Par exemple, le lin, relativement rigide par nature, peut sâadoucir grĂące Ă une certaine construction des fils. Ă lâinverse, la soie peut se raidir selon un autre type de construction. Il existe une multitude dâarmures, donc de combinaisons possibles pour entrecroiser la chaĂźne et la trame.Â
Sur les premiers cadres Ă tisser, le dĂ©veloppement des motifs se fait Ă mĂȘme lâoutil. Il faut comprendre que le tissage repose sur des principes mathĂ©matiques complexes. Mais la maĂźtrise de ces principes et lâexpĂ©rience du maniement des fils permettent dĂ©jĂ â dĂšs les tissus pĂ©ruviens prĂ©colombiens par exemple â lâextraordinaire Ă©laboration de motifs symĂ©triques et dâimages : « MĂȘme les procĂ©dĂ©s complexes Ă©taient dĂ©jĂ pleinement dĂ©veloppĂ©s Ă cette Ă©poque ancienne2 ».
Tisser est un effort Ă la fois manuel et mental, qui repose sur un processus cognitif complexe. Les gestes du tissage « comptent, sĂ©parent, classent et mettent les fils en ordre3 » : le tissage appartient « au domaine des mathĂ©matiques4 ». Tisser serait en ce sens faire de lâalgĂšbre appliquĂ©e, tactile.Â
Au dĂ©but, et malgrĂ© le cĂŽtĂ© pĂ©rissable des textiles, les diffĂ©rentes armures sont conservĂ©es Ă mĂȘme les Ă©toffes, un tisseur sachant lire dans le tissu les rĂšgles de sa composition. Puis se dĂ©veloppent peu Ă peu avec lâĂ©volution des mĂ©tiers la documentation des gestes et la figuration des motifs tissĂ©s. Les armures vont progressivement ĂȘtre reprĂ©sentĂ©es en dehors du tissu, sur du papier: câest le schĂ©ma dâarmure.Â

La notation schĂ©matique correspond Ă lâĂ©criture du tissu. Dans les manuscrits retrouvĂ©s par Patricia Hilts, on remarque que les premiĂšres notations schĂ©matiques dâAutriche ou de Toscane sâapparentent Ă la notation musicale. Puis la complexitĂ© du dispositif technique accompagne le dĂ©veloppement dâun systĂšme dâĂ©criture trĂšs codifiĂ© : en un schĂ©ma, on symbolise lâarmure et lâensemble des actions Ă mener pour rĂ©aliser une Ă©toffe. Câest le dĂ©but de la reprĂ©sentation mentale du tissage : la mise en carte.Â
La mise en carte est la matrice apte Ă faire exister le tissu, permettant lâourdissage (la prĂ©paration des fils de chaĂźne en amont), lâenfilage (respecter lâordre dâentrĂ©e des fils de chaĂźne dans les cadres du mĂ©tier est nĂ©cessaire Ă la rĂ©alisation exacte du motif choisi) et le pĂ©dalage (savoir quels cadres lever pour faire passer le fil de trame). Il sâagit dâun code Ă interprĂ©ter. Selon la convention, aujourdâhui un carrĂ© plein indique un fil de chaĂźne passant au-dessus du fil de trame Ă lâintersection. Dâune certaine maniĂšre, ce schĂ©ma peut ĂȘtre dĂ©jĂ considĂ©rĂ© comme un algorithme, amorçant lâidĂ©e de programmation informatique: il dĂ©tache les informations de lâaction en dĂ©crivant une suite dâinstructions nĂ©cessaires Ă la construction du tissu, en vue de sa rĂ©alisation et de sa possible reproduction.Â

Câest communĂ©ment le mĂ©tier Ă tisser Jacquard qui est considĂ©rĂ© comme Ă©tant lâancĂȘtre de lâordinateur. Ce mĂ©tier sâinscrit Ă la suite dâautres inventions qui automatisent les gestes du tissage. Il permet dâactiver un harnais (responsable de la levĂ©e des fils de chaĂźne) selon la lecture de cartes perforĂ©es qui encodent le motif. Ces cartes incarnent lâalgorithme et rendent surtout visible la logique binaire (0 ou 1) inhĂ©rente au tissage: dans lâentrecroisement, le fil passe soit au-dessus, soit en dessous.Â
Aussi Jacquard nâinvente pas ce langage mais le fait dĂ©couvrir aux profanes et inspire des ingĂ©nieurs, Ă commencer par Ada Lovelace, considĂ©rĂ©e comme pionniĂšre de la programmation informatique Ă lâorigine de la premiĂšre machine analytique. Elle en parle en ces termes :Â
«Le moteur analytique tisse des motifs algĂ©briques, juste comme le mĂ©tier Jacquard tisse des fleurs et des feuilles.» Ainsi, le tissage insuffle aux ordinateurs son langage binaire, encore utilisĂ© pour stocker lâintĂ©gralitĂ© de nos donnĂ©es et informations. Comme le souligne Sadie Plant, philosophe et thĂ©oricienne du cyberfĂ©minisme :
« Lâordinateur a toujours Ă©tĂ© une simulation de tissage : des fils de zĂ©ros et dâun simulant des Ă©crans de soie dans les perpĂ©tuels mouvements du cyberespace.»
Ce geste dâentrecroisement de deux fils, malgrĂ© les Ă©volutions techniques, est millĂ©naire et nâa pas changĂ©. Lâinformatique aurait en ce sens pour parents les tout premiers mĂ©tiers Ă tisser.Â
Mais le lien entre tissage et Ă©criture dĂ©passe largement la question du langage informatique. Ăcrire et tisser ont certes en commun le geste de dĂ©ploiement de lignes : complĂ©ter puis recommencer. Cependant le tissage est bien antĂ©rieur Ă lâĂ©criture et prĂ©cĂšde lâinvention des alphabets. Pourtant, bien avant lâinscription, le travail du fil accompagne dĂ©jĂ le dĂ©ploiement de la pensĂ©e. Par exemple chez les Incas, civilisation longtemps considĂ©rĂ©e sans Ă©criture, on dĂ©couvre aujourdâhui que le Khipu (ou Quipu), fait de nĆuds de fils blancs, jaunes et rouges rĂ©unis en faisceaux, servait Ă la comptabilitĂ© et Ă lâinscription de messages. Il Ă©tait en rĂ©alitĂ© un systĂšme de codes Ă interprĂ©ter permettant dâinscrire des informations par un jeu de nĆuds et de couleurs sur les cordelettes.Â
Le travail du fil semble dĂšs lors ĂȘtre un systĂšme qui cristallise la pensĂ©e, une Ă©criture. Au Mali, dans la langue dogon, le mot «soih» (tissu) veut mĂȘme dire que câest la parole, et «soihti» (tisserand) celui qui fait la parole. Le fil fixe la parole humaine. Bien au-delĂ de ses fonctions utilitaires, le tissage a contribuĂ© Ă diffuser les symboles, les savoirs et Ă dĂ©ployer nos civilisations. Le tissage est en ce sens bien plus quâun savoir-faire: câest un langage.Â
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